dimanche 17 juin 2012

Quelqu'un dira

Points par points, pas à pas ou pas après pas, l'ossature du texte se dessine, ne tient pas encore debout, apprend à marcher parce qu'il n'est question que de cela, de la marche, un texte de marche en marche et sur la marche, une marche des langues étrangères, marche des perdants, des espérants, marche de marcheurs suspects en route vers Athènes, marche d'européens du 21ème siècle, marche d'endettés, d'endeuillés qui doivent mettre en pas après l'autre pour sentir que ça avance, et le bien que ça fait de percer l'horizon, de fredonner parce que ça va avec marcher, de laisser défiler, les mots, les pensées, les souvenirs obscurs, voir avancer les arbres, les oliviers, laisser derrière le paysage défiler sans volonté, si ce n'est avancer encore avancer pas à pas vers la colline, là-haut le sommet. Le texte est fait de cela des mots fredonnés, scandés sur le rythme des pas, comme les marches d'un escalier, celui du corps qui roule, d'une route cabossée, le texte chahuté par l'état du sol et des pieds, la langue en marche parfois essoufflée, il y a des feux à faire pour se réchauffer, des forêts à traverser, des explications à donner, des traductions à opérer pour bien se comprendre et la maison qu'on a laissé derrière, la famille abandonnée, les loyers impayés, le reste est derrière et le reste est devant, les reste est à venir, le reste est à conquérir, et la page ne peut pas être blanche elle doit avant même de commencer être salie, balisée, comme remuer la terre pour la faire respirer, elle doit être goudronnée ou parsemée de trous, de cailloux à éviter. Comment noircir la page avant de commencer, c'est cela les os du texte qui apparaissent, ça commencerait comme ça, une suite de "quelqu'un dira", au futur du présent, à la mémoire du futur, la grammaire de la marche serait peut-être le présent du futur.

Voilà quelques os à agencer:

- Ça commencerait comme ça. Un groupe marche vers Athènes. On ne sait pas combien ils sont, on ne sait pas bien pourquoi ils marchent.

- A un moment ils traverseront une forêt. ils sentiront d’abord des cailloux, des pierres, de la mousse humide - ils feront un feu. Mais il faudra brûler quelque chose pour que ça prenne. Alors quelqu’un dira : il faut brûler quelque chose pour que ça prenne et tout le monde se regardera.
 
 - J’ai écouté Speedway d’Alan Vega et j’ai pensé que quelqu’un pouvait marcher tout en tapant dans ses mains, comme pour rythmer les pas, comme un métronome qui permettra à chacun de tenir la route, de ne pas perdre le rythme.

- Un jour j’ai pleuré à la lecture de cette phrase : «  Dans un temps où, bientôt, nous devrons écrire sans l’aide des voix des survivants, à partir du trou du 20ème siècle » (Camille de Toledo in Le Hêtre et le bouleau).

- Plus tard sur la route quelqu’un dira, mais ça n’aura pas d’écho, quelqu’un dira : je sais que je ne vivrais pas aussi bien que mes parents. Je sais que je vivrais sur leur patrimoine. Je sais que mes parents me laisseront suffisamment pour m’en sortir.

- Peut-être visiteront-ils des cimetières. Peut-être voleront-ils toutes les olives sur tous les oliviers. Peut-être marcheront-ils de dos. Peut-être qu’ils marcheront seulement pour sentir que ça avance. Et tout le monde aura ses hypothèses. Les journalistes tv, l’envoyée spéciale sur place, les auditeurs de la radio nationale, les habitants, spectateurs de ce groupe de marcheurs. A la longue ils deviendront une actualité à décoder.

- Je me demande si Electre et d’Oreste Ont eu des enfants ? Je me dis que l’Orestie c’est comme un désenvoutement.

- Plus tard sur la route, quelqu’un dira, et tout le monde se retournera, quelqu’un dira : à la longue ça commence à bien faire le plus jamais ça. La seconde guerre mondiale on doit l’enterrer.

- Quelqu’un dira, mais personne ne l’arrêtera, quelqu’un dira : j’ai la sensation d’avoir volé quelqu’un, mais je ne sais pas qui.

- Plus tard, quelqu’un dira, mais personne ne lui répondra, quelqu’un dira : mon fantôme à la forme d’un pont de pierre. Il ne s’avance pas vers moi, c’est moi qui m’avance vers lui.

- Quelqu’un dira, mais les autres continueront de marcher comme si de rien n’était.  Quelqu’un dira : Quand les aînés commencent à perdre la tête les vérités peuvent sortir. Les déficiences des vieux ne sont peut-être que des passages aux aveux.

- Sur une pancarte le premier on verra écrit une citation: La langue de l’Europe c’est la traduction. Quelqu’un aura ajouté au crayon à papier un point d’exclamation retourné. Peut-être qu’il s’agit d’un espagnol ?

- Il faut que je pense à retrouver ce bout du mur de Berlin qu’un ami de mes parents nous avait ramené dans un petit coffret, en 1989.

- A  la tombée de la nuit quelqu’un montera sur une colline et s’adressera aux autres mais dans une langue incompréhensible, on entendra une voix crier par-dessus lui: mais que quelqu’un traduise bordel ! Alors une femme s’avancera et dira : je crois qu’il a voulu dire c’est que nous sommes tous attendus au banquet.

- Plus tard, une femme s’allongera sur la route chaude et ne voudra plus bouger. Au bout de plusieurs heures elle finira par se lever et tout le monde reprendra la marche.

- Le texte sera entrecoupé de repères géographiques, du flux de la radio et de reprises de chansons. Quelqu’un reprendra des chansons. Ce sera un emprunteur. Il ne payera aucuns droits d’auteurs.

- Plus tard une vieille femme s’arrêtera net dans la marche, elle se retournera vers les autres et elle dira, je possède un lingot d’or.

- Quelqu’un montera sur le dos d’un autre, et dira : ce n’est pas la même chose de ne plus avoir d’air que de retenir sa respiration !

- La radio sera constamment allumée. Des auditeurs appelleront pour guider les marcheurs pour s’adresser à eux, directement. On entendra les hélicoptères. Ils seront suspects. Tout simplement parce qu’ils marchent. Et la radio sera là pour les guider. 

- Extrait de Vanishing Point de Richard Sarafian


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