dimanche 30 septembre 2012

La marche vers le front

- " Nuit après nuit nous marchions sans arrêt, l'un suivant l'autre, comme font les aveugles"

- "Douze jours déjà s'étaient écoulés depuis que nous étions revenus à l'arrière dans les villages scruter au miroir, des heures durant, les contours de nos faces. Et juste comme nos yeux venaient de se refaire aux vieux traits familiers, et nous timidement, de redonner du sens à un dessus de lèvre nu ou à une joue rassasiée de sommeil, voilà qu'à nouveau la deuxième nuit en quelque sorte nous avions changé, la troisième encore plus, celle d'après la quatrième, nous n'étions plus les mêmes".

- " Enfin, à un moment, apparurent au loin les panaches de fumée qui s'élevaient par-ci par-là et les premières rougeurs à l'horizon, des fusées éclairantes". 

Odysséas Elytis, La marche vers le front.

jeudi 27 septembre 2012

Silence

La fatigue gagne et le silence devient nécessaire. Tant de rencontres, d'informations, de kilomètres parcourus à travers la ville, tant de détails imprimés malgré moi et je sens aujourd'hui la nécessité de les laisser apparaître, se révéler. Le voyage a son poids, son rythme, il faut accepter cela. Accepter que dans la démarche de rencontre il n'y pas que des choses à garder, qu'il est nécessaire de prendre du recul, de trier, de n'être le porte parole de personne, accepter que le rythme propre soit nécessaire pour pouvoir délibérément écrire. 

(panneau en papier, flottant dans le jardin du musée archéologique de Thessalonique)
-----------------------------------------------------------

Il y a en Grèce le socle de la famille, si fondamental, si puissant et l'effet de la crise semble avoir encore plus accentué cette institution privée, cette économie.
Lorsque j'ai commencé à penser Point Limite Zéro je m'interrogeais sur la dette de façon intime, à l'endroit où elle pose la question de l'héritage, de l'héritier, de la génération, du passage. J'ai alors commencé à m'interroger sur Electre, tenté de découdre le personnage, établit des ponts entre la fin d'un cycle politique contemporain et le moment d'avant le dénouement des Atrides. Juste avant le crime d'Oreste, Electre prendrait son état d'attente en main, l'attente du dénouement elle le désamorce en convoquant avant le crime, le droit, une justice extérieure, une présentation.
Electre, dans ce que je cherchais, n'avait qu'une seule obsession, qu'un seul mot d'ordre: IL FAUT SE PRESENTER - VOUS ALLEZ TOUS VOUS PRESENTER! Elle implorait un tribunal avant le passage à l'acte, elle implorait le droit, un droit nouveau, elle implorait la fin d'un cycle basé sur la non répétition. Elle faisait une prise d'otage, toute la petite famille coincée à l'arrière de la voiture et elle au volant. Encore une fois c'est la route qui était le segment du texte, pas le départ, pas l'arrivée, juste le segment, le temps d'avant le dénouement, le temps où tout se joue. Point Limite Zéro a évolué, j'ai construit un récit sur un mouvement plus collectif, ce groupe qui marche vers la Grèce, comme un mouvement plus inconscient de dénouement, mais je sais qu'Electre est toujours présente, quelque part, ce point de départ je sens que je le retrouve.
Peut-être parce que je suis ici, en Grèce, au cœur d'un système social familial, dont tout le monde me parle comme une caractéristique singulière, propre aux grecs, on me dit qu'il amortit la chute, semble l'estomper, permet d'y survivre.
Je reconnais ce principe de solidarité avec beaucoup d'admiration mais je continue de me demander si cette crise n'est pourtant pas celle d'une séparation nécessaire?

 (bout de mosaïque, représentation de Dionysos, musée archéologique de Thessalonique)

----------------------------------------------------------------
Comment l'économie jusque dans nos corps se met en crise?



----------------------------------------------------------------

Au beau milieu de la nuit, quelqu'un dira: JE SUIS UNE MAJORITÉ

----------------------------------------------------------------

Demain je traverse la Grèce en train pour me rendre à nouveau à Athènes

----------------------------------------------------------------

mercredi 26 septembre 2012

T.h.e.s.s.a.l.o.n.i.q.u.e

De la prononciation, dans ma bouche, je pourrais le répéter toute la journée, rythmant mes pas sur le nom de cette ville qui sonne comme un port de Byzance, une réjouissante décadence, une femme à qui l'on porte au cou, pour la célébrer, un golf de méditerranée.

Depuis quelques jours je cours après la possibilité de m’asseoir et de rendre compte, mais le rythme de l'immersion a gagné le terrain, dans le corps, un relâchement, un abandon, enfin.

A la différence d'Athènes il y a un soulagement à Thessalonique dans le monumental. Étrangement je ne cherche pas ici le réconfort des anciens, de la pierre ou du marbre, mais j'ai le sentiment de sentir celui de la jeunesse, peut-être outrageusement festive, décalée, en forme d'orientale décomplexée et profondément mélancolique. 


Lundi j'étais invitée à l'émission de la radio locale (FM 100.6). Perchée sur la terrasse du théâtre national de la ville, alors occupé et fermé parce que les salariés ne sont pas payés depuis des mois, j'ai pour la première fois surplombé la ville. Dans le studio, Alexandros (le chargé d'émission et un de mes anges gardiens ici) traduisait, pas à pas, groupes de phrases après groupes de phrases ces paroles que j'envoyais dans le micro pour parler de Point Limite Zéro. Cette traduction m'a tellement émue, tout à coup l'impression de sentir la force de la langue dans ce qu'elle transmet. Je me foutais de savoir si ce que je disais était correctement traduit ou pas, à la lettre comme on dit, ce qui m'a émue ça a été de sentir la force de la traduction comme un lien direct, un contact tangible avec la ville, avec les grecs. Nous pouvions communiquer et nous communiquons d'ailleurs. Malgré mon anglais basique et les quelques mots de grec que j'ajoute chaque jour, consciencieusement, à mon vocabulaire, le petit miracle de la langue s'exerce. Il faut chercher, creuser en soi, simplifier ou se laisser surprendre par ce qui sort de soi dans une langue étrangère. C'est toute la dialectique de Point Limite Zéro, c'est cette citation d'Umberto Ecco que je citais déjà il y a quelques temps et qui aujourd'hui prend tout son sens:

"LA LANGUE DE L'EUROPE C'EST LA TRADUCTION"


dimanche 23 septembre 2012

Je suis en Grèce

Je suis arrivée à Athènes il y a 4 jours et me voilà maintenant à Thessalonique, la Grèce du nord, l'orientale, la byzantine, une autre inclinaison de l'Europe. A mon arrivée je me suis dirigée vers la côte, comme pour voir l'horizon, j'y ai aperçu la mer derrière des grilles, comme si le regard était en travaux, en chantier.

Ce que je vis ici, dans cette intuition qui m'a mené jusque là, c'est un peu comme saisir le vertige, en soi, du conflit entre l'héritage et la fin d'un cycle, les fondements de la démocratie et sa lente destruction sourde, le théâtre des amphithéâtres en ruine et le post dramatique déclinant où comment les récits s'écrivent, comment la représentation se redéfinit à chaque fois, comment en fonction des contextes, des crises, des états, on se dit tiens et si on faisait du théâtre, et si on repensait la représentation, et si on interrogeait nos représentants et si on se représentait nous-mêmes et si on cherchait une forme nouvelle à la mise en forme de soi et du monde?

C'est bouillant. Voilà ce que je peux dire, avec les quelques pas de recul, au millimètre, que je suis en mesure de faire aujourd'hui, pour dire ce que je vois, ce que je sens. C'est bouillant, bruyant, brouillon. C'est vivant, variable, vallonné. C'est l'Europe que j'ai voulu voir et sentir, c'est l'état de l'endettement, ce sont les points d'horizons, les limites, les possibles, les inventions à l’œuvre, les aveuglements, les profondes fatigues et la légèreté de l'inconscience. C'est paradoxalement festif, hystérique, chahuté. C'est le point limite, mélancolique, entre l'exaltation et la dépression du monde. Et tout cela ne m'est pas étranger, ce sentiment est familier, partagé, je suis européenne, je suis endettée, je suis mélancolique, je suis grecque, je ne regarde pas du dessus, je sens du dedans le vertige de la familiarité. La grèce me tend un miroir, nous pouvons tous nous y voir. La main est tendue. De ce miroir, comme dans l'invention de la perspective, je perce un trou, tentative de la représentation.

C'est une marche dans l'écriture. C'est un texte comme un leitmotiv, Point Limite Zéro, qui guide mes pas, obstinément, avec ce postulat d'un groupe qui marche vers Athènes, comme un deuil à faire. Qui est ce groupe? Que sont ces pas? Vers où vont-ils? Qu'est-ce qu'il y aurait à inventer sur la route pour pouvoir essayer, à l'arrivée de formuler une nouvelle décision? C'est une recherche de véhicule, dans le paysage, dans la langue, pour pouvoir enfin se déplacer.

Je sens la justesse de cette marche vers la Grèce et le fait que je sois moi-même en train de l'expérimenter. Je sens la justesse de cette route qui se dessine, de ces paroles en marche, de cette volonté de se rendre, au sens de se livrer, de se présenter, avec toutes les résistances que cela génère en chacun. Ce groupe qui marche n'est pas un groupe au sens du mot d'ordre ou de la décision, c'est comme un mouvement nécessaire qui nous mettrait en marche, comme s'il y avait un appel inconscient pour se mettre en marche, pour se rendre vers une nouvelle décision collective. Mais la nature de cette décision je ne la connais pas. Le texte sera la mise en jeu de ces résistances intimes qui se dirigent vers un point, dans un monde qui semble se décider et se dessiner sans nous.

Place Syntagma, Athènes, Grève des transports