mercredi 26 novembre 2008

Electre ou la vengeance du nom porté

Chrysothémis. – Toujours à parler, ma sœur, à parler, devant la porte. Le temps à beau passer, tu n’écoutes pas ses leçons, tu te complais dans la colère. Je souffre autant que toi de la vie qu’on nous fait, au point que, si j’en avais la force un jour, je montrerais à ces gens-là les sentiments que j’ai pour eux. Mais je crois qu’il vaut mieux fuir devant la tempête, et je ne veux pas m’imaginer que j’agis quand mes coups ne touchent personne. Je voudrais que tu fasses comme moi. Je sais que la justice est dans ce que tu penses, plus que dans ce que je dis, mais si je veux être libre, il faut bien que j’obéisse.

Electre. – Née d’un père comme le tien, il est étrange qu’une fille puisse oublier sa mémoire pour ne plus penser qu’à sa mère. La leçon que tu me fais, c’est elle qui te l’a soufflée. Il faut choisir : être folle, ou raisonnable – et alors oublier les siens. Tu avoues que tu montrerais ta haine si tu en avais la force, et moi qui ne vis que pour venger notre père, tu refuses de m’aider, tu me détournes d’agir. Lâcheté par-dessus nos misères. Apprends-moi – non, laisse-moi parler – ce que je gagnerais à finir ma plainte. Je vis – mal, je le sais, je n’en demande pas plus. Et je les inquiète, et ça fait plaisir au mort – s’il peut encore avoir une satisfaction sous la terre. Toi, tu dis que tu les hais. En parole. Mais tu vis avec les assassins de ton père. Moi, jamais, non, même pour avoir ce qui te rend si fière, jamais je ne me courberai devant eux. A toi la table chargée, la vie facile. Moi je n’ai faim que d’être libre et je n’ai pas de goût pour tes privilèges, et tu les mépriserais si tu avais la moindre sagesse. Tu pouvais porter le nom du plus noble des pères, et tu ne l’as pas voulu. Va, porte le nom de ta mère. Tout le monde verra que tu es une fille mauvaise, qui a trahi son père mort et ses amis.

Extrait d'Electre de Sophocle, Traduction d'Antoine Vitez

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